IBÈRES

IBÈRES
IBÈRES

Il n’est pas indifférent que le terme d’ibérique ait été préféré à celui d’hispanique, d’acception plus restreinte, pour désigner dans leur généralité la terre et les peuples situés au sud des Pyrénées; les Ibères étaient en effet dans l’Antiquité le peuple le plus important de la péninsule. Les auteurs antiques, dès la fin du VIe siècle avant J.-C., donnent le nom d’Ibères aux populations qui vivaient à l’âge du fer en bordure de la Méditerranée, de l’embouchure du Rhône aux Colonnes d’Hercule (Gibraltar), et ils les distinguent nettement des populations celtiques installées plus à l’intérieur des terres.

Y avait-il un ou plusieurs peuples ibériques? L’Andalousie, le Levante, la Catalogne et le Midi de la France constituent des régions de culture différente. L’Andalousie est le domaine des Tartessiens; au Levante la civilisation ibérique repose sur la civilisation d’El Argar (civilisation du bronze ancien et moyen vers 1700-1300 av. J.-C. selon L. Pericot-Garcia) et, dans le midi de la France comme en Catalogne, les traditions de la civilisation des champs d’urnes (apparus vers 900 av. J.-C. et déjà celtiques selon P. Bosch-Gimpera) sont restées vivaces. Il est donc très important d’examiner tous les éléments de la civilisation, les données archéologiques comme les données linguistiques.

Peut-on d’autre part esquisser un cadre chronologique? La puissance de Tartessos, une des composantes de l’Ibérie, est la première à se développer déjà au Xe siècle. Cependant la pénétration celte avait débuté dès le IXe siècle; les Ibères sortent renforcés de cette épreuve, et leur civilisation se développe du Ve au IIIe siècle, marquée par les apports puniques et grecs. Les Ibères se mêlent alors aux Celtes en Aragon et en Castille pour constituer les Celtibères, chez qui l’élément ibérique l’emporte. À partir de la fin du IIIe siècle, les régions ibériques sont occupées par Rome, et la romanisation va y revêtir un aspect original du fait de la préexistence d’une civilisation d’un haut niveau.

Tartessos

Les Anciens situent le fabuleux royaume de Tartessos, identifié avec la Tarsis de la Bible, en Andalousie où, au début de l’âge du bronze, la civilisation almérienne avait connu son développement le plus brillant avec la station de Los Millares, et ses riches tombes mégalithiques. Dès le IIe millénaire, l’essor économique reposait sur l’exploitation des mines d’argent (sierra Morena) et de cuivre (río Tinto), ainsi que sur le commerce maritime (importation de l’étain de Galice et de Cornouaille). Les Phéniciens, installés à Gadès (Cadix) au début du Ie millénaire, entrèrent en conflit avec les Tartessiens et les soumirent. Mais lorsque la puissance phénicienne connut une éclipse au VIIe siècle, Tartessos retrouva sa puissance, s’étendit jusqu’au cap de la Nao et chercha à nouer des relations avec les Grecs: c’est alors que le roi Arganthonios accueillit Colaios de Samos (vers 630).

Le site de Tartessos n’a pu être localisé, et ses habitants restent mal connus. Les tombes (à crémation) sont parfois monumentales et évoquent l’Étrurie. L’inspiration orientale est manifeste dans de nombreux objets de bronze ainsi que dans les bijoux (trésor d’El Carambolo, près de Séville, représentant trois kilogrammes d’or environ).

Les rapports entre Tartessiens et Ibères restent obscurs. Les uns et les autres étaient autochtones (en tenant compte d’une influence africaine au Néolithique). Les inscriptions, dans un alphabet turdétan assez différent des autres écritures ibériques, transcrivent une langue (qui n’a pas été déchiffrée) non indo-européenne, mais distincte de celle des Ibères. Ce royaume légendaire s’efface au
milieu du Ier millénaire, au moment où les Ibères entrent dans l’histoire: ces deux peuples n’en formeraient-ils pas un seul, saisi dans deux phases successives et sous des aspects différents?

La civilisation ibérique

La puissante énergie des Ibères a été fécondée par les apports puniques et grecs, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire des mercenaires envoyés en Sicile ou à Carthage. Le problème des origines ibères ne pourra être résolu tant que celui de la langue restera ouvert. De cette langue, il ne subsiste que quelques mots et des toponymes. Mal connue et difficile à interpréter, la langue ibérique s’apparente au tartessien, mais peut-être aussi aux langues pyrénéo-cantabriques qui survivent aujourd’hui dans le basque. Un des aspects les plus concrets de cette recherche est fourni par les écritures. On dispose maintenant de centaines d’inscriptions (souvent postérieures au IIIe siècle), dont certaines comportent plusieurs centaines de signes (comme le plomb d’Alcoy). Ceux-ci évoquent les caractères minoens, chypriotes ou phéniciens. Les travaux de M. Gomez-Moreno ont permis de reconnaître un alphabet de vingt-neuf signes, qui comporte à la fois des lettres simples et des lettres doubles; les restes d’une écriture syllabique confèrent à cet ensemble un caractère archaïque prononcé.

On connaît de nombreux habitats, rarement en plaine (comme La Alcudia d’Elche), plus souvent dans des sites d’acropole. Les colonisations grecque et punique ont eu une nette influence sur le développement de ces centres urbains; le cas le plus frappant est celui des villes doubles, comme la ville grecque d’Emporion (Ampurias), située à côté de la ville indigène d’Indica, capitale des Indigètes. La Bastida de Mogente s’étend sur sept cents mètres de longueur et cent mètres de largeur; à chaque extrémité, les portes de l’enceinte sont flanquées de tours, et une enceinte extérieure était aménagée pour le bétail. Le cadre urbain présente encore une originalité: des rues parallèles reliées par des escaliers unissent plusieurs terrasses. La maison est rectangulaire, et ses dimensions varient suivant l’espace disponible; la brique crue et le bois ne sont utilisés qu’accessoirement; les constructions sont essentiellement faites de petits moellons. Les murailles de pierre sèche sont habilement appareillées; on a même des murs cyclopéens (à Tarragone).

L’économie reposait sur l’agriculture; la vigne et l’olivier avaient été introduits par les Grecs. L’élevage, tout particulièrement celui du cheval, est mentionné par les auteurs anciens. L’exploitation minière était importante surtout dans la région de la sierra Morena; il y avait des mines d’argent près de Gadès (Cadix) et près de Carthagène, tandis que l’on exploitait le fer dans la vallée de l’Èbre. C’était un véritable Eldorado, pour les Grecs comme pour les Puniques.

Parmi les métiers artisanaux, les armuriers jouissaient d’une grande réputation. Les Romains devaient adopter plus tard certaines de leurs productions. En Andalousie, l’arme la plus caractéristique est la falcata , sabre recourbé au pommeau damasquiné, dérivé de la machaira grecque; on trouve aussi des soliferrea , javelots de fer longs de deux mètres. La céramique porte souvent des représentations de guerriers, vêtus d’une courte tunique, avec la cuirasse et le casque. Les Anciens vantent du reste le caractère belliqueux des Ibères; outre le mercenariat déjà noté, leur goût pour le brigandage est légendaire.

C’est la céramique qui, par son abondance même dans les plus pauvres gisements, apporte la documentation la plus importante. Il existe une poterie ibérique, dont l’unité se manifeste par des ornements disposés en demi-cercles, en cercles ou en segments de cercles. Le décor géométrique, qui est le plus ancien, reste celui de la vaisselle courante. Bientôt apparaissent des représentations de végétaux, d’animaux et de figures humaines. Les fouilles de San Miguel de Liria ont donné une série de vases sur lesquels les artistes se sont plu à représenter les divers aspects de la vie ibérique, scènes de vie domestique, de chasse, de cérémonies religieuses, avec des inscriptions. Le vêtement ibère paraît inspiré de modes grecques; tunique serrée à la taille, large manteau, sandales ou bottes de cavalier. Les vêtements sont souvent brodés de motifs divers, tandis que les femmes ont un goût prononcé pour les bijoux baroques.

La religion est mal connue; les Anciens n’en parlent pas, et les inscriptions votives ne sont pas déchiffrées. Les objets retrouvés et les sanctuaires correspondent à une religion polythéiste et naturaliste de type méditerranéen, fortement marquée par l’influence grecque. On connaît des représentations d’une Maîtresse des fauves (Potnia thérôn grecque), et une déesse du type Aphrodite-Astarté. On trouve aussi des représentations d’animaux fabuleux (lions ou sphinx), ainsi que de taureaux. Le sanctuaire le plus important est celui du Cerro de los Santos, long rectangle de vingt mètres sur huit, in antis ; à l’intérieur courait une banquette de pierre, sur laquelle étaient placées les statues; l’empreinte orientale est ici encore très nette.

L’influence grecque est prépondérante dans la sculpture, dont le chef-d’œuvre reste la Dame d’ Elche ; son visage élégant et raffiné, un peu triste, mais très classique, tranche sur la richesse de la coiffure et l’exubérance baroque des bijoux, colliers énormes et rouelles d’oreilles, qui ont leurs modèles à Chypre, mais qui correspondent bien au goût ibère. Qu’elle soit prêtresse ou princesse, le problème de sa date est celui de tout l’art ibérique; les spécialistes font débuter celui-ci à la fin du VIe siècle, et la Dame d’Elche pourrait dater du milieu du IVe siècle. Elle ne doit pas faire oublier d’autres œuvres de très grande qualité, comme la Gran Dama d’El Cerro de los Santos , qui représente une prêtresse faisant une offrande, ainsi que tout un peuple de statuettes de pierre et de bronze.

Ainsi se dessine la vie d’une riche société féodale, dont l’activité se partage entre la chasse, la pêche et la guerre. Cette vie, qui rappelle celle du Minos crétois et des chefs mycéniens, semble anachronique à l’époque des Scipions. Les Anciens désignent cette aristocratie sous le nom de «Sénat». On connaît aussi des rois, par exemple chez les Édétanes et les Ilergètes; le système héréditaire semble de règle. Parfois la suzeraineté d’un seigneur plus fort est reconnue, et ainsi se forment des confédérations étendues, mais fragiles; Strabon reproche aux Ibères d’être rebelles à toute autorité, ce qui les rapproche des Celtes. Mais la pratique des liens de clientèle prend un relief exceptionnel; la fides iberica n’est pas un vain mot, elle peut aller jusqu’au suicide.

L’extension de la civilisation ibérique dépasse largement le cadre du Levante et de l’Andalousie. Dans la zone celtibérique (Aragon et Castille), l’influence méditerranéenne se mêle à la tradition halstattienne. L’exemple le mieux connu est celui de Numance ; la ville orthogonale semble postérieure à la destruction de 133. Auparavant, sur huit hectares, une ville de plan régulier se développait sur le plateau et, en bordure, les rues des quartiers tournaient avec la colline. La maison numantine comportait deux pièces et une cave voûtée. La céramique présente une stylisation marquée, et porte parfois un décor fantastique, tandis que les scènes à personnages restent influencées par la production du littoral.

Dans le nord-ouest de la péninsule, en Galice, dans les Asturies et le nord du Portugal, s’élèvent de petits villages fortifiés, les castros , avec des maisons rondes, de bois puis de pierre, où l’influence andalouse se fait de moins en moins sentir. Cet habitat se perpétue durant toute l’Antiquité.

Enfin, les Pyrénées ne représentent absolument pas une frontière pour la civilisation ibérique; près de Béziers, Ensérune n’a pratiquement pas été touchée par les migrations celtiques; à l’abri de son enceinte, elle est reconstruite au milieu du IIIe siècle sur un plan hippodaméen; ses maisons, assez vastes, sont en pierre et comportent des colonnes qui copient les ordres grecs. Il n’y a pas eu là de conquêtes ibériques, mais «identité originelle des peuplades agricoles fixées de chaque côté de la chaîne pyrénéenne» (J. Jannoray). Les mêmes influences grecques s’exerçaient d’ailleurs en Languedoc comme en Catalogne. Mais ce monde ibérique si florissant allait durement souffrir de l’affrontement entre Puniques et Romains.

Les provinces ibériques de Rome

Les Puniques, qui connaissaient depuis longtemps les rivages de la péninsule Ibérique, avaient voulu, après leur première défaite devant Rome en 241, refaire leurs forces grâce à un empire espagnol que la famille des Barcides s’attacha à construire avec Hamilcar Barca, Hasdrubal et Hannibal. C’est le siège de Sagonte par Hannibal qui déclencha la seconde guerre punique (219). La même année, les soldats romains débarquaient à Ampurias; leur présence fut si décisive que, dès 206, après avoir conquis Gadès et toutes les villes puniques, Scipion pouvait fonder Italica (non loin de la Séville actuelle), premier exemple d’une longue série de fondations qui devaient accélérer la romanisation. Après le gouvernement de Caton (le futur Censeur), de 197 à 195, le Levante et le Sud appartiennent au monde romain.

Mais la résistance des Ibères, et surtout des Celtibères, fut longue et farouche. Elle prit au IIe siècle la forme endémique d’une guérilla qui conduisait les montagnards du Centre et de l’Ouest dans de fructueuses expéditions de pillage contre les établissements sédentaires des plaines. Le nom le plus célèbre est celui du Lusitanien Viriathe (147-139), en qui il serait exagéré toutefois de reconnaître une préfiguration de Vercingétorix. En revanche, les Celtibères trouvèrent leur Alésia en Numance qui préféra disparaître plutôt que de tomber au pouvoir de Scipion Émilien (133).

Ce refus violent d’appartenir à l’étranger cède cependant devant le chef qui séduit par sa vertu de victoire. Le renom des Scipions vient de là; le futur Africain, par l’affirmation de son caractère divin, par sa modération aussi, se voit saluer du titre de roi par les Édétanes. Au Ier siècle, avec la montée des généraux dans la République romaine finissante, Sertorius (80-73) et son adversaire Pompée, puis César, surent exploiter ce sentiment original. Cet attachement ibérique au chef devait servir aussi Octave-Auguste, comme l’a bien montré R. Étienne; par l’exaltation des rapports d’homme à homme, les provinces ibériques étaient en avance sur Rome, et jouèrent un rôle décisif dans la naissance du culte impérial en Occident.

Octave-Auguste acheva la conquête de la péninsule par la soumission des Cantabres (19 av. J.-C.), et organisa les trois provinces de Tarraconaise, de Lusitanie et de Bétique. Les zones du Nord et du Nord-Ouest, moins évoluées, où persistent les tribus, contrastent avec les zones côtières et les plaines, où les indigènes ont emprunté aux Puniques et aux Grecs la notion de profit; d’où le spectaculaire essor de la romanisation et de l’économie, fondée sur les mines, la pêche et la culture de l’olivier. Dès le Ier siècle de notre ère, les Ibéro-Romains tiennent une place importante dans la vie intellectuelle, comme en témoignent les noms de Sénèque, Lucain, Martial, Quintilien. Ils progressent aussi dans la hiérarchie créée par Rome; en 74, Vespasien accorde le droit latin aux habitants; et les empereurs Trajan et Hadrien sont issus de la bourgeoisie romaine de Bétique. En matière artistique enfin, le passé culturel des Ibères explique la libre interprétation de l’art officiel romain, dans les portraits et les petits bronzes notamment.

Ibères
peuple d'origine mal connue, installé en Europe occidentale (Italie, Espagne, îles Britanniques) au néolithique. Sa civilisation, qui avait pour centre la région d'Almería (Andalousie actuelle), subit l'influence des colons phéniciens (VIIIe s. av. J.-C.) puis grecs (VIe-V<sup>e</sup> s. av. J.-C.), et s'étendit dans les régions de l'èbre et de l'Aquitaine (VIe-III<sup>e</sup> s. av. J.-C.). Après l'invasion des Celtes (Ve s. av. J.-C.), le mélange des deux peuples donna naissance aux Celtibères, soumis par les Romains en 133 av. J.-C.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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